La mort en pleine gueule
Écrit par Alias
04-02-2002
......................................On me dit “ Tu es courageuse ”. Non, je suis acculée. Je n’ai pas eu le choix. J’aurais préféré ne pas avoir à être courageuse. Je veux bien ne pas l’être, mais comment ? Ça me guérira ? Ça ramènera mes morts ? On me dit “ Tu es courageuse ”, mais en fait on pense “ Tu es crue ”, “ Tu es froide ”. On évoque sans doute la possibilité que je ne ressente rien. Parce que je regarde la mort en face, au lieu de détourner les yeux.
Le deuil est une maladie incurable
Au début on m’a dit “ Il faut deux ou trois ans pour que ça aille mieux ”. Maintenant qu’il y a plus de trois ans, on me dit “ Il faut trois ou quatre ans pour que ça aille mieux ”. Je ne sais pas ce qu’on me dira l’année prochaine, mais je crois deviner. Je ne vais rassurer personne et m’en excuse, mais je ne dis que la vérité : le deuil est une maladie incurable.
On m’a dit “ Il paraît que tu penses au pire ”. J’ai répondu “ Le pire est déjà arrivé ”. On peut se rappeler les mauvais moments, l’agonie, la mort, l’enterrement. Sans doute parce qu’on ne les regrette pas. Mais les bons moments, c’est une autre paire de manches. Leur souvenir suscite de tels élancements physiques que la pensée capitule tout de suite et refoule. Ces bons moments barrés en travers d’un ineffaçable “ plus jamais ” ne sont tout simplement pas endurables. L’organisme les rejette.
Bien sûr il y a de sacrées différences entre perdre quelqu’un, ce qui est déjà largement traumatisant, et perdre la personne qui est tout pour soi. Dans le premier cas, on en bave. On continue à vivre, dans la douleur. Dans l’autre, on ne vit plus. Pour peu que la personne qui était tout se trouvait être la personne avec qui on vivait, c’est fini. Fini, fini. On ne s’en remet pas. Point. Parce qu’il y a la perte de la personne, la perte de l’amour, la perte du sexe, la perte de la présence, la perte des repères au quotidien, la perte du niveau de vie (quand on ne se retrouve pas carrément à la rue). Plus personne ne comprend tes plaisanteries, plus personne ne sait qui il y a sur les photos, plus personne ne te masse quand tu as mal, plus personne ne sait comment tu es à poil, plus personne ne partage les factures, plus personne ne te dit je t’aime, plus personne ne va faire les courses si tu as la crève.
Et on se dit je n’ai pas su aimer, puisque je n’ai pas su sauver. On a peur pour l’autre, qui sur son lit de mort revoyait tous les anciens décédés, ressentait leur attirance, y compris ceux haïs pendant la vie. On se demande si soi aussi, le moment venu, on devra pactiser avec les exécrés. On se demande si la mort a profité d’un moment d’inattention, on a forcément du se déconcentrer. On ne se le pardonne pas.
Et il y a les autres, les normaux, les balourds, les vivants. Ceux qui te disent “ Tu es dure ” sans un geste envers toi. Ceux qui te disent “ Tu as l’air en forme ” parce que tu as la politesse de te coiffer, de t’habiller, de parler de chose et d’autre. Ceux qui sous prétexte de t’entourer te prodiguent non stop les anecdotes insignifiantes de leur quotidien sans reprendre leur souffle.
Vous qui avez sur les bras une personne endeuillée, souffrez donc s’il vous plaît que je vous offre ces quelques recommandations :
Même si vous vous sentez déprimé, évitez lez “ C’est comme moi, on est pareils ”. Ce sera forcément vécu comme une obscénité.
Ne dites même pas “ Je comprend ”. On ne vous croira pas. Préférez “ J’imagine ”, sauf si vous êtes vraiment passé par là.Oubliez les “ Ça va ? ” et autres platitudes joviales, a fortiori les “ Ça va mieux ? ”, véritables claques.
Bannissez les “ jamais ”, les “ toujours ” et autres serments d’ivrogne : toutes ces formules grandiloquentes ne servent qu’à vous faire croire que vous êtes à la hauteur, mais vous ajoutez à la colère et à la détresse de la personne concernée en empilant votre trahison sur ses malheurs. Vous ne pouvez pas déclarer “ Je suis là ”, “ Je suis ton ami ”, si vous n’êtes pas disposé à répondre au premier appel… et au cinquième. Pas plus qu’un animal, on ne doit adopter un endeuillé pour trois jours parce que ça fait bien. C’est un engagement à long terme, c’est souvent une corvée. Il vaut mieux s’abstenir dès le départ que de déraper en route. Par ailleurs, la situation ne vous donne pas tous les droits. Soutenir quelqu’un ne signifie pas être son tuteur.
Si vous aimez la personne, alors lancez-vous. Demandez lui si elle a envie de vous voir (elle n’est pas obligée de vous aimer vous, elle a toutes sortes de raisons valables pour préférer d’autres présences ou pas de présence : c’est elle que ça regarde, pas vous). Proposez lui de vous accompagner à une sortie, de passer une soirée avec vous, de parler de ce qui s’est passé, demandez lui de quoi elle a besoin. Il y a dans le livre de Guillaume De Touzé Dis-moi quelque chose une lettre magnifique comme j’aurais aimé en recevoir :
"Mathilde,
Je viens de raccrocher le téléphone. Devant moi, le soleil sur la mer et le ciel, d'un bleu extraordinaire. Vincent est mort il y a quelques heures et pourtant le monde ce matin est splendide, débordant de vie. Je ne connais pas votre douleur, elle vous appartient, mais je sais qu'elle est immense. Je voudrais juste vous dire que je suis votre ami et que j'essaierai de faire tout ce qui m'est possible pour alléger votre peine. Je suis à côté de vous, tout près, et je vous offre mon épaule.
Depuis quelques minutes, je sais que Vincent est mort. Je ne l'ai jamais rencontré et pourtant, j'éprouve sa perte comme si je l'avais connu. Il y a chez vous une faculté extraordinaire à faire aimer ceux que vous aimez. Par vos récits, par votre émotion tout au lent chemin de Vincent vers la mort, vous avez su me le faire découvrir et ressentir pour lui une sorte de vraie fraternité.
Si je pense à Vincent et vous, il me vient l'image de deux enfants qui se sont rencontrés et se sont reconnus. Vous aviez sans doute signé avec lui un pacte de vie comme font les mômes. Et voilà que Vincent vous abandonne ... Vous devez continuer le chemin sans lui. C'est possible et insurmontable tout à la fois. J'essaierai de vous aider.
Mathilde, Paul va sûrement arriver d'un moment à l'autre. Vous allez vous cacher dans ses bras et comme il vous l'a promis, il vous emmènera jusqu'à la mer. Vous vous baignerez et vous mélangerez vos pleurs au sel de l'Atlantique. Vos larmes méritent un océan. A votre retour, je serai en Grèce pour le travail. Je crois que c'est une petite île calme et ensoleillée. Ça me ferait très plaisir que vous m'y rejoigniez.
Mathilde, que faire, sinon être là, tout près, en sympathie avec votre peine ?
Je rentre demain à Paris. Peut-être arriverai-je avant cette lettre ?
Je vous embrasse fort.
Igor"
“ A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ”
Bien sûr, je peux excuser les maladresses des connaissances gênées de me rencontrer. Je reconnais sans mal ceux qui prétendent m’aimer pour mieux s’aimer eux-mêmes et n’espère pas trouver un partenaire de cœur en claquant des doigts. A qui donc est-ce que j’en veux alors ? Mais aux amis, pardi ! A tous ceux qui se proclamaient tels, s’en gargarisaient alors qu’on ne leur demandait rien.
Et des gens qui nous appréciaient avant, ce n’est certes pas ce qui nous a manqué. L’amitié éternelle des confidences intimes (on savait si bien écouter) et des grandes tablées arrosées ne nous faisait pas défaut. Mais la solitude et la souffrance affolent.
Avec ceux que je continue à fréquenter, je multiplie les excuses. Impression de m’immiscer dans les couples, de devoir rassurer les célibataires, non, je ne veux me rabattre sur personne. Mais comment le faire savoir, comment savoir soi-même qu’on ne me voit pas par compassion ? L’habitude de mendier un peu de vie sociale isole chaque jour un peu plus : les anciens amis, plus jamais demandeurs, toujours en position de force, s’installent dans ce rapport inégal, luttant contre l’angoisse de se faire bouffer. Ils ont peur de mon affection, j’ai peur de leur pitié. Et je parle là des plus équilibrés, des plus solides, des plus déterminés.
Les plus faibles, eux, démissionnent dans les mois qui suivent, laissant les plus forts se battre pour la succession du cœur. Je m’explique : le plus dur n’est pas de trouver un sauveur, une personne providentielle, voire plusieurs. Le problème c’est que chaque sauveur veut être le sauveur exclusif. On veut bien faire le maximum pour moi, mais en contrepartie de ma dépendance totale. Chaque autre activité ou relation m’aidant à m’épanouir est vécue comme une concurrence, un intolérable partage de ma reconnaissance et de mon admiration inconditionnelle. Quoi que j’ai perdu, ce n’est jamais assez, il me reste toujours trop à apprécier. Et tout ce que j’apprécie en dehors du sauveur met sa côte en péril. A quoi bon sauver quelqu’un dont les yeux se portent parfois ailleurs ?
Au lieu de travailler à me reconstruire, je me suis retrouvée à panser les plaies d’orgueil de ceux qui ont santé, amour, argent et liberté. Parce qu’il me restait en dehors d’eux quelques miettes de tout cela dont ils prenaient ombrage.
J’ai perdu la majorité de mes plus proches par jalousie des autres, le plus souvent avouée par les intéressés. D’autres ont disparu sans donner de raisons : mon neveu, qui me tenait dans ses bras à l’enterrement en m’assurant qu’il serait toujours là, a profité d’un changement d’adresse pour oublier de me donner la nouvelle. Mon frère a expliqué à notre mère qu’il ne me contactait plus parce que j’aurais laissé sans réponse un message de lui sur mon répondeur. Un ami s’était proposé de m’aider dans le monde de l’édition, n’a pas apprécié ce que je lui ai envoyé de ma plume ou n’a pas pu tenir sa promesse et s’est enfermé dans le silence. Quelqu’un avec qui j’avais cru partager des affinités m’a assuré que je pouvais compter sur lui et a répondu à une demande de précisions en m’expliquant que ça voulait dire que j’avais le droit de lui écrire. J’en ai même vu un tirer gloire d’avoir su rester correct !
Exigence d’exclusivité, peur d’être la proie de l’amour de quelqu’un en manque, désintérêt à l’égard d’une personne que l’on devine moins disponible pour la fête et l’écoute, voilà les trois motifs où s’engouffrent les différentes connaissances, selon leurs situations sentimentales à l’égard de l’endeuillé.
Or quelqu’un qui panse ses plaies, qui craint d’être une gêne, qui ne sait plus où il en est, ne contacte pas les autres, ne demande pas une aide qu’on devrait lui offrir. L’association Vivre son deuil le précise : “ c’est entre le deuxième et le sixième mois que l’endeuillé se sent le plus isolé ; il n’a pas envie de prendre l’initiative de contacts et attend qu’on vienne à lui ”. J’ajouterai qu’entre la deuxième et la sixième année, c’est exactement pareil. Du coup l’intéressé se retrouve souvent coincé entre l’emprise des uns et l’indifférence des autres.
C’est ainsi que mon deuil s’accompagne d’une perte d’estime d’autrui (je n’arrive plus à éprouver la confiance, la spontanéité, l’admiration que je ressentais avec mes interlocuteurs) et du renoncement à présenter mes relations entre elles (alors que mon plus grand plaisir autrefois était de constituer des réseaux en faisant se rencontrer les gens). Deux moteurs essentiels des relations humaines ont ainsi sombré corps et biens, s’ajoutant au naufrage général.
Il paraît qu’il faut cacher ses problèmes aux gens sous peine de les perdre. Quand je me suis fait amputer d’un sein, tout le monde m’a affirmé que les “ reconstructions ” étaient indécelables, que je n’avais qu’à faire passer mon hospitalisation pour un voyage d’agrément et que personne n’y verrait que du feu. J’en suis persuadée. Il est clair que dans ce cas on peut garder ses fréquentations en l’état et éviter la solitude. Tant mieux pour ceux qui s’en contentent. Je préfère quant à moi rester amputée de mon sein (ce qui est de toutes façons bien plus commode pour le tir à l’arc) et perdre ces relations si précieuses qu’il ne faut surtout pas bousculer. J’ai le sentiment de ne pas avoir perdu grand chose et que je trouverai dans ma solitude davantage que dans ces rapports insignifiants.
J’ai pourtant essayé de ne pas trop vous brusquer, mes pauvres chéris, tous surmenés et si fragiles. De ne pas trop vous agresser, puisqu’au plus que vous vous sentez coupables au plus que c’est pire. Je voulais m’imaginer que vous faisiez de votre mieux, dommage si vous n’étiez pas très doués, et que vous méritiez bien des encouragements. J’en ai prodigué de la sollicitude et des égards, de l’accueil et de l’enjouement. A croire que j’étais la seule que l’on pouvait contrarier, puisque j’étais forte, moi. Et je mettais les bouchées doubles, comme une femme dans un monde d’hommes se doit de faire ses preuves vingt-quatre heures sur vingt-quatre, obligée non pas d’être bonne mais la meilleure et se justifier sans cesse, comme une homosexuelle dans un monde hétérosexuel doit éternellement rassurer, démontrer qu’elle peut tenir une maison, se laver le matin et s’abstenir de violer toutes ses collègues, comme une végétarienne doit chaque jour réexpliquer ce qu’elle mange, une personne seule et souffrant se retrouve minorisée, sommée de se transcender pour rassurer ceux qui vont bien. C’est à la victime de se surpasser.
Alors je me suis usée et ridiculisée à vous trouver des excuses avant de me rendre à l’évidence : mon deuil consistera aussi à tacher d’oublier les vivants.
Parce que si je suis dure, je ne vous dis pas ce que vous êtes mous. Parce que s’il m’est arrivé d’être lourde, je ne vous dis pas ce que vous avez été légers. Oui, comme ça : jusqu’à l’insoutenable. Et pas encore un à l’heure actuelle qui se soit fendu d’un “ Je regrette ”.
Bilan provisoire
“ …Parce qu’il y fait trop froid, parce que c’est trop petit,beaucoup vont s’en aller, car beaucoup sont partisIl en revient parfois qui n’ont pas tous comprisce qui les ramène là et les attend iciIls ne demandent qu’à dire combien ils sont heureuxd’être là à nouveau, qu’on les y aide un peuQu’ils ne comptent pas sur moi pour les en remercier,on ne remercie pas ceux qui vous ont quitté,qui reviennent par dépit et ne le savent même pasIls ne savent rien de rien et pourtant ils sont làmais je suis encore fier et plutôt dépérirque de tout pardonner, que de les accueillirJe suis une ville dont beaucoup sont partis,enfin, pas tous encore mais ça se rétrécit… ”(Dominique A, “ Je suis une ville ” sur l’album Remué)
Il paraît qu’il faudrait chercher ailleurs. Des nouvelles relations, ingénues, et se taper de leur raconter qui on est, et faire semblant de croire que ceux là c’est des bons qui sont là dans les coups durs, au bénéfice du doute. Ça ne me branche qu’à moitié.
Qu’est-ce qu’il me reste alors ? Oh ben, tout de même.
Le passé, d’abord. Parce que le meilleur, je l’ai eu aussi. Notre vie commune, malgré ce qu’on a pu en baver, ça a vraiment été quelque chose. Des fois je me dis que le petit post-scriptum que je fais maintenant, ce n’est pas très important de toutes façons. La pièce a été jouée, bon Dieu on ne l’a pas ratée, le rideau est tiré. Je fais un peu de rab en tachant de profiter de ce qui passe à ma portée, de me rendre utile si possible et d’éviter les hystériques au maximum.
Il y a les animaux, aussi, inchangés dans les situations faciles ou difficiles. Avec lesquels les rapports sont sans faux fuyants, dénués de l’effroyable “ comédie humaine ” pour laquelle j’ai manqué de formation.
Enfin et surtout, il y a les nuits. Où comme tout un chacun je rêve de mes petits soucis ou plaisirs du jour, de ce que j’ai vu ou lu. Mais, presque à chaque fois, elle est là. Dans cet espace se continue notre vie à deux, normalement ; on y discute du présent, banalement, comme si elle avait pu le suivre. Qui peut prétendre que ces rêves sont moins importants que la sacro sainte réalité du jour ? Pas assez scintillant ? Pas assez mondain ? Qu’importe, cela me convient. Croyez-moi, la compagnie des morts vaut largement celle des vivants.
vendredi 4 janvier 2008
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